Michel Aflak |
A LA MEMOIRE DU PROPHETE ARABE
MICHEL AFLAK
La personnalité arabe entre le passé et
le présent
A l'occasion de pareilles cérémonies, il me
vient toujours à l'esprit la question suivante: quelle est la valeur du langage
? Jamais tout au long de notre histoire nous n'avons connu une période où le
langage fut aussi abondant et puissant. Pourtant notre époque est la moins
dynamique et la moins productive de toutes. Est-ce à dire que le langage est un
facteur paralysant et stérilisant au lieu d'être stimulation et fertilisation
de l'esprit ? Il y a une différence essentielle entre le discours qui
s'harmonise avec son auteur, qui exprime la substance d'une personnalité
vivante et sa position globale face à la vie et celui qui n'a aucun lien avec
la personnalité, qui ne représente qu'un divertissement de l'intellect et une
gymnastique de la langue. Jadis, les mots influaient grandement sur les Arabes
parce qu'ils correspondaient à des vérités palpitantes de vie. C'était le cœur
qui les percevait et non l'oreille, la personnalité tout entière qui y
répondait et non uniquement la langue. C'est pourquoi le mot avait un caractère
sacré et valeur d'engagement, il engageait la vie - celle de l'individu comme
celle de la collectivité - et en disposait. Or ce mot qui, à l'image du papier
monnaie, avait une parité or, est devenu aujourd'hui une simple coupure de
papier sans aucune couverture.
Aussi voyons-nous un esprit pauvre, jusqu'à
la nullité, parvenir à noyer tout ce qui l'entoure dans un flot de paroles,
sans que personne n'exige de caution. Il n'est donc pas étonnant de voir la
confiance disparaître, la confusion régner, les fraudes et les spéculations se
multiplier, et partant, les faillites et les scandales.
Nous nous trouvons actuellement devant une
cassure, voire une contradiction, entre notre passé glorieux et un présent
honteux. Jadis, la personnalité arabe était un tout unifié, sans dissonance
aucune entre l'âme et la pensée, l'acte et la parole, la morale individuelle et
l'éthique collective. La vie arabe était au faîte de la plénitude, et la
pensée, l'action, tous les instincts puissants s'y conjuguaient
harmonieusement. Aujourd'hui, nous ne connaissons qu'une personnalité divisée
et morcelée, qu'une vie pauvre et partielle. Lorsque l'esprit domine, l'âme est
absente et lorsque les sentiments foisonnent, la pensée est vide: tantôt
intellectuelle et stérile, tantôt active et irréfléchie, cette vie est constamment
privée de certaines forces essentielles. Il est grand temps d'éliminer cette
contradiction afin de rendre à la personnalité arabe son unité et à la vie
arabe sa plénitude. Il faut joindre la prière à l'esprit éclairé et à la force
du bras afin, qu'ensemble, ils aboutissent à l'action spontanée et libre,
riche, puissante et judicieuse.
Jusqu'ici les liens de parenté qui nous
unissent à nos ancêtres héroïques ont toujours été ceux d'une filiation
officielle, sans plus, et la relation entre notre histoire contemporaine et
notre passé glorieux une relation parasite non organique. A présent, il nous
incombe de ranimer nos vertus naturelles et d'entreprendre les actions qui sont
de nature à valider notre filiation officielle, et à en faire une réalité
légitime. Il nous faut lever, autant que possible, les obstacles nés de la
stagnation et la décadence afin qu'un sang noble et glorieux coule à nouveau
dans nos veines. Il faut enfin purifier notre terre et notre ciel pour que
l'âme de nos héroïques aïeux ne soit plus effarouchée, qu'elle descende sur
nous et se plaise à nous envelopper.
Nous avons longtemps vécu dans une
atmosphère lourde et étouffante parce que fallacieuse: il y avait un divorce
entre la pensée et les actes, entre la langue et le cœur. Chaque mot prononcé
résonnait comme dans un récipient vide et creusait une cavité dans l'oreille et
dans l'âme parce qu'il était dépouillé de toute signification. Chaque mot lu
faisait frémir nos yeux de douleur parce qu'il avait l'apparence d'un fantôme
et d'une ombre, qu'il évoquait une époque révolue et qu'il nous attristait
comme la vue des traces d'un campement abandonné. Il faut donc que nous
rendions aux mots leur signification et leur force, leur place et leur
caractère sacré.
Il faut désormais que chaque parole relate
un acte accompli, au lieu de se borner à évoquer ce que nous avons été
incapables de faire. Il faut enfin que nous ne parlions que de ce que nous
pouvons concrétiser jusqu'au jour où nous serons à même de réaliser tout ce que
nous dirons.
L'Islam, une expérience et une
prédisposition constante
Messieurs, l'Islam, incarné dans la vie du
prophète, n'est pas aux yeux des Arabes un simple événement historique qu'on
expliquerait en terme, de temps et d'espace, de causes et d'effets. C'est un
mouvement si profond, si impétueux et si vaste qu'il est directement lié à la
vie intrinsèque des Arabes prise dans l'absolu. Autrement dit, c'est une image
fidèle et un symbole complet et éternel de la nature, des riches possibilités
et de l'orientation authentique de l'âme arabe. C'est pourquoi, nous pouvons
considérer qu'il est constamment apte à se renouveler, non pas dans sa forme et
dans sa lettre, mais dans son essence. L'Islam est l'élan vital qui actionne
les forces latentes de la Nation arabe et qui fait que s'y déchaîne la vie
ardente qui emporte les barrages du traditionalisme et les entraves du
conventionnalisme et rétablit le lien avec les notions profondes de l'univers.
Prise de saisissement et d'enthousiasme, elle traduit ses sentiments en
concepts nouveaux et en actions glorieuses.
Puis, emportée par son exaltation au-delà
de ses propres limites, elle déborde sur les autres nations tant sur le plan de
la pensée que sur celui de l'action et atteint à la globalité. Grâce à cette
expérience éthique cruciale, les Arabes surent s'insurger contre leur réalité
et se diviser à dessein de la dépasser et de réaliser une unité suprême, et ils
s'en imprégnèrent afin de découvrir ses possibilités et de consolider ses
vertus. En outre, si l'Islam a engendré par la suite nombre de conquêtes et de
civilisations, il les contenait en germe durant les vingt premières années de
sa mission. Avant de conquérir la terre, les Arabes ont conquis leur âme,
exploré ses profondeurs et étudié sa nature intrinsèque; et avant de gouverner
les nations, ils se sont gouvernés eux-mêmes, ont dominé leurs passions et
maîtrisé leur volonté. S'ils ont institué des sciences, excellé dans les arts
et érigé une civilisation, ce ne fut que la concrétisation matérielle,
partielle et mineure d'un rêve puissant et total qu'ils vécurent en ces
années-là de tout leur être. Ce ne fut qu'un écho assourdi de cette voix
céleste qu'ils entendirent, qu'une ombre pâle de cette vision fascinante qu'ils
entrevirent au temps où les anges guerroyaient à leurs côtés et que le paradis
scintillait entre les lames de leurs épées.
Cette expérience représente non pas un fait
historique que l'on évoque dans le but d'en tirer enseignement et fierté, mais
d'une prédisposition constante de la nation arabe -pour autant que l'Islam soit
compris dans sa vérité - à se soulever et à se diviser chaque fois que la
matière dominera l'esprit et l'apparence l'essence, afin d'accéder à l'unité
suprême et à une saine cohésion. En outre, cette expérience sert à raffermir sa
morale chaque fois qu'elle se relâche et à approfondir son âme chaque fois
qu'elle tend à la superficialité. Enfin, c'est en elle que se répète l'héroïque
épopée de l'Islam dans toutes ses étapes: de la révélation à l'oppression, de
l'exil à la guerre, en passant par la victoire et l'échec jusqu'au dénouement
final, dans le triomphe de la vérité et de la foi.
La vie du prophète, quintessence de la
vie arabe
La vie du prophète, qui incarne l'âme arabe
dans sa vérité absolue, ne peut être appréhendée par l'intellect. Pour la
connaître, il faut en faire l'expérience vivante. C'est pourquoi, il est
impossible que cette connaissance soit un point de départ. Elle constitue un
aboutissement. Depuis que leur vitalité s'est émoussée, c'est-à-dire depuis des
siècles, les Arabes lisent la biographie de Mohammed et se plaisent à la
chanter sans la comprendre. Car cette compréhension exige un degré extrême de
bouillonnement de l'âme, une profondeur et une sincérité de sentiments qu'ils
ne possèdent pas encore, et une attitude existentielle plaçant l'homme face à
son destin. Or, ils sont on ne peut plus loin de cet état.
L'âme de nos héros nous a déserté depuis bien longtemps car l'héroïsme ne figure plus
parmi les qualités courantes des Arabes. Il est à craindre que la glorification
populaire du grand prophète ne soit l'expression de l'impéritie et de
l'incapacité plutôt qu'une juste appréciation de la grandeur. Nous avons perdu
la notion d'héroïsme, si bien que nous le considérons aujourd'hui avec effroi
et ahurissement comme s'il appartenait à un autre monde. Or, la véritable
glorification de l'héroïsme doit découler d'une participation effective et
d'une juste appréciation résultant de l'expérience et de la souffrance. Seul
celui qui aura été capable dans sa vie, ne fût-ce que d'un grain d'héroïsme,
pourra apprécier le héros.
Jusqu'ici, nous avons toujours observé la
vie du prophète de l'extérieur, comme on observerait une image merveilleuse
destinée à l'admiration et à la sanctification. Mais nous devons commencer par
la contempler de l'intérieur, afin de la revivre. Chaque Arabe aujourd'hui est
capable de revivre la vie du prophète, ne fût-ce que dans la proportion d'un
caillou par rapport à la montagne, d'une goutte d'eau par rapport à l'océan. Il
est tout à fait normal qu'un homme, aussi grand soit-il, s'avère incapable
d'accomplir une œuvre comparable à celle du prophète. Cependant, il n'est pas
moins normal qu'une personne, aussi limitées que soient ses capacités, puisse
être un modèle infiniment réduit de Mohammed, dès lors qu'elle appartient à une
nation qui a rassemblé toutes ses forces pour produire Mohammed ou plus
exactement puisqu'il appartient à la nation que Mohammed a rassemblé toutes ses
forces pour l'engendrer. Jadis, la vie d'un seul homme a résumé la vie de toute
sa nation; il faut qu'aujourd'hui toute la vie de cette nation, dans sa
renaissance nouvelle, soit le déploiement de la vie de son grand homme.
Autrefois, Mohammed a personnifié tous les Arabes; aujourd'hui tous les Arabes
doivent incarner Mohammed.
L'Islam, renouvellement et plénitude de
l'arabisme
Un Arabe reçut un jour un message céleste
et se mit à le prêcher à l'humanité qui, autour de lui, se composait d'Arabes.
Un petit nombre d'entre eux répondit à son appel, mais la majorité y résista.
Il émigra donc avec les croyants et fut combattu par les polythéistes, jusqu'au
jour où la vérité triompha et que tout le monde y crut. L'épopée de l'Islam ne
peut être dissociée de son cadre naturel, la terre arabe, ni de ses héros et de
ses artisans, c'est-à-dire tous les Arabes. Les polythéistes de Qoreich furent aussi nécessaires à l'instauration de
l'Islam que les croyants; et ceux qui combattirent le prophète contribuèrent au
triomphe de l'Islam autant que ceux qui l'appuyèrent. Dieu aurait pu révéler le
Coran à son prophète en un seul jour, mais la révélation nécessita, plus de
vingt années. Il aurait pu faire triompher sa religion et en éclairer le monde
en un seul jour, mais cela ne s'accomplit pas en moins de vingt années. Il
aurait pu faire apparaître l'Islam des siècles avant son apparition et dans
n'importe laquelle des nations qu'il créa, mais il lui donna le jour, à une
époque déterminée et en son temps, et choisit la nation arabe et son héros le
prophète. Il y a une sagesse en cela. En effet, il est une vérité éclatante que
seuls les obstinés arrogants peuvent nier: les Arabes furent choisis pour
transmettre le message islamique en raison de qualités et de vertus qui leur
sont inhérentes; et l'époque qui a vu naître l'Islam fut choisie parce que les
Arabes avaient atteint la maturité et la plénitude nécessaire pour recevoir un
tel message et pour le transmettre à l'humanité; enfin, si le triomphe de
l'Islam fut retardé aussi longtemps, ce fut pour que les Arabes parvinssent à
la vérité par leurs propres efforts, leur expérience d'eux-mêmes et du
monde, à travers les tribulations et la souffrance, le désespoir et
l'espérance, l'échec et le triomphe. Autrement dit, il fallait que la foi
jaillît du plus profond de leur âme pour être une foi authentique, forgée dans
l'expérience et intimement liée à la vie. L'Islam fut donc un mouvement arabe
qui avait pour signification le renouvellement et la plénitude de l'arabisme.
La langue dans laquelle il fut révélé était la langue arabe, sa compréhension
des choses s'inscrivait dans la perspective de l'esprit arabe, les vertus qu'il
affermit étaient des vertus arabes, fussent-elles apparentes ou cachées, enfin
les défauts qu'il combattit étaient également des défauts arabes en voie de
disparition. Quant au musulman d'alors, il n'était autre que l'Arabe, mais
l'Arabe nouveau, évolué et mûr. Et de même que nous désignons aujourd'hui par
"patriote" ou "nationaliste" une certaine catégorie
d'hommes qui ont cru dans la cause de leur pays parce qu'ils ont réuni les
conditions et les vertus indispensables à une prise de conscience de leur
étroite appartenance à leur nation et pour assumer la responsabilité de cette
appartenance - alors que l'ensemble de la nation est censé être nationaliste -,
de même le musulman fut l'Arabe qui crut dans la religion nouvelle parce qu'il
réunit les conditions et les vertus qui lui étaient nécessaires pour comprendre
que cette religion symbolise l'élan de l'arabisme vers l'unité, la force et le
progrès.
L'humanisme de l'Islam
Cependant, cela signifie-t-il que l'Islam a
été destiné exclusivement aux Arabes? Une telle assertion s'éloigne de la
vérité et contredit la réalité. Toutes les grandes nations qui sont profondément
liées aux notions immuables de l'univers, aspirent de par leur nature aux
valeurs éternelles et universelles. L'Islam traduit au mieux la quête
d'éternité et d'universalité de la Nation arabe. Il est arabe de fait, et universel
dans ses aspirations et ses idéaux. Sa mission n'est autre que la création d'un
humanisme arabe.
Les Arabes se distinguent des autres
peuples par cette particularité: leur éveil national s'accompagna d'un message
religieux ou plutôt ce message fut le révélateur de leur éveil. Ils ne
s'étendirent pas pour le plaisir de s'étendre et ne conquirent ni ne
gouvernèrent des pays sur la base d'un pur besoin économique, d'un prétexte
racial ou d'une volonté de domination et d'asservissement. Ils entendaient
remplir un devoir religieux fait de vérité, d'exhortation au bien, de
miséricorde, de justice et de générosité. Ils y souscrirent
spontanément, glorifiant le nom d'Allah et pour lui versèrent leur sang. Dès
lors, tant que la corrélation demeurera étroite entre l'arabisme et l'Islam,
tant que nous considérerons l'arabisme comme un corps dont l'âme est l'Islam il
n'y a pas lieu de craindre que les Arabes outrepassent les limites de leur
nationalisme qui n'atteindra jamais l'esprit d'injustice et d'impérialisme.
Certes, les Arabes ne peuvent remplir ce
devoir que s'ils forment une nation forte et ascendante. Car l'Islam ne saurait
prendre corps que dans la nation arabe, dans ses vertus, ses principes et ses
talents. Par conséquent, la première obligation imposée par l'humanisme de
l'Islam est que les Arabes soient forts et maîtres dans leurs pays.
L'Islam est un être vivant aux traits et
aux contours bien distincts. Or l'être vivant qui occupe une place élevée dans
l'échelle de la vie ne peut être deux choses à la fois, ni avoir deux
significations à la fois. L'Islam est universel et éternel mais son
universalité ne va pas jusqu'à englober à la fois toutes les significations et
toutes les orientations; elle signifie qu'à chaque phase cruciale de
l'histoire, qu'à chaque étape déterminante de l'évolution, il révèle une des
significations infinies qu'il recèle dès l'origine.
Il ne faut pas entendre par immortalité de
l'Islam qu'il est figé, réfractaire à tout changement ou mutation et que la vie
le survole sans le toucher, mais que tout en se dépouillant continuellement des
formes dont il s'est enveloppé, il conserve les mêmes racines et la même et
invariable aptitude à se développer, engendrer et innover. Déterminé par un
temps et un lieu précis, il possède à l'intérieur de ses limites
spatio-temporelles un sens et une portée absolus.
Je me demande si tous les zélés qui veulent
faire de l'Islam un sac propre à contenir tout et n'importe quoi, une usine à
même de produire toutes sortes de composés chimiques et médicamenteux se
rendent compte qu'au lieu de confirmer la force de l'Islam et de préserver sa
pensée de tout changement contingent, ils anéantissent par là son âme et sa
personnalité, le dépouillent de ses caractéristiques vivantes et de son
indépendance. Ils permettent par ailleurs aux instigateurs de l'injustice et
aux détenteurs du pouvoir oppressif d'y puiser les armes qui leur serviront à
discréditer sa substance même: la nation arabe.
Ainsi donc, la signification apportée par
l'Islam en cette période historique cruciale, à ce stade déterminant de notre
évolution, est la nécessité d'orienter tous les efforts vers le renforcement et
la "régénération" des Arabes, et de les concentrer dans le
nationalisme arabe.
Les Arabes et l'Occident
Ce fut Bonaparte qui, il y a un siècle et
demi, rétablit le contact de l'Occident avec les Arabes par sa campagne contre
l'Egypte. Ce vieux renard exprima symboliquement ce lien en faisant accrocher
des tablettes sur lesquelles figuraient côte à côte les versets du Coran et les
Droits de l'homme. Depuis lors, les Arabes (ou les chefs d'Etat étrangers à
l'arabisme) n'ont cessé de pousser leur renaissance contemporaine dans cette
voie torse. Ils se sont donnés beaucoup de mal et ont éreinté le texte de leur
histoire et du Coran pour démontrer que les principes de leur civilisation et
de leur doctrine ne diffèrent pas de ceux de la civilisation occidentale et
qu'ils ont devancé les occidentaux dans la proclamation et l'application de ces
principes. Cela ne signifie qu'une seule chose; les Arabes se placent face à
l'Occident dans la position de l'accusé et reconnaissent la justesse et la
supériorité de ses valeurs. Il est un fait indéniable: la civilisation
occidentale a envahi l'esprit arabe au moment où celui-ci, tari, était devenu
un contenant sans contenu, permettant ainsi à cette civilisation de remplir par
ses concepts et ses notions le vide existant. Du reste, les Arabes n'ont pas
tardé à se rendre compte que leur opposition aux Européens était alimentée par
ce que ces derniers eux-mêmes préconisaient et que s'il y avait une différence
entre eux, elle était d'ordre quantitatif, comme celle qui va de l'infiniment
petit à l'infiniment grand, de l'archaïsme au progrès. Bientôt, ils aboutiront
à la conclusion logique de cette orientation, à savoir que la civilisation
européenne peut très bien les dispenser de la leur. La ruse du colonialisme
européen a consisté non pas à orienter la mentalité arabe vers la
reconnaissance des principes et des concepts éternels puisque cette mentalité
les reconnaît et repose sur eux depuis sa naissance, mais à tirer parti
l'immobilisme de l'esprit arabe et de son incapacité de créer pour le
contraindre à adopter le contenu proprement européen de ces concepts. Ce n'est
pas sur le principe même de la liberté que nous différons avec les européens,
mais sur leur conception de la liberté.
Aujourd'hui comme hier, l'Europe redoute
l'Islam. Cependant, elle sait qu'à présent la force de cette religion qui
symbolisa jadis la puissance des Arabes est régénérée et qu'elle a revêtu un
nouvel aspect: le nationalisme arabe. C'est pourquoi elle dirige contre cette
nouvelle force toutes ses armes pendant qu'elle fraternise et coopère avec la
forme archaïque de l'Islam. En effet, l'Islam cosmopolite qui se limite à
l'adoration superficielle de Dieu et aux généralités ternes est en train de
s'occidentaliser. Un jour viendra où les nationalistes se retrouveront seuls à
défendre l'Islam et se verront contraints d'y insuffler une signification
particulière afin de permettre à la nation arabe de garder une raison d'être
valable.
L'honneur d'être arabe
Parmi ces concepts européens qui ont envahi
l'esprit contemporain, il y a deux idées relatives au nationalisme et à
l'humanisme qui sont erronées et extrêmement dangereuses. Il est logique que le
nationalisme abstrait de l'Occident dissocie nationalisme et religion. En
effet, la religion leur étant parvenue de l'extérieur, elle est étrangère à la
nature et à l'histoire de l'Europe. Quintessence de la doctrine supraterrestre
et de l'éthique, elle ne fut pas révélée dans les langues nationales de
l'Europe, elle n'exprima pas le besoin propre à son environnement et ne se
confondit pas avec son histoire. Quant à l'Islam, il ne représente pas pour les
Arabes une doctrine supraterrestre unique. Il n'est pas non plus une éthique
pure mais la manifestation la plus claire de leur conscience de l'univers et de
leur vision de la vie, l'expression la plus forte de l'unité de leur
personnalité dans laquelle la parole fusionne avec le cœur et l'esprit, la
méditation avec l'action, l'âme avec le destin. Bien plus encore, l'Islam est
la plus belle illustration de leur langue et de leur littérature, le chapitre
le plus volumineux de leur histoire nationale. Il n'est donc pas possible de
célébrer un de nos héros immortels en tant qu'Arabe et de l'ignorer ou de la
rejeter en tant que musulman. Notre nationalisme est un organisme vivant aux
membres emmêlés: toute dissection de ce corps et toute dissociation de ses
organes lui est fatale.
En conséquence, le lien qui unit l'Islam à
l'arabisme n'a aucune similitude avec celui qui existe entre d'autres religions
et d'autres nationalismes. Un jour, lorsque leur nationalisme sera pleinement
épanoui et qu'ils renoueront avec leur caractère original, les Arabes chrétiens
sauront que l'Islam représente pour eux une culture nationale dont ils devront
s'imprégner afin de la comprendre, de l'aimer et de la protéger en tant
qu'aspect le plus précieux de leur arabisme. Et si la réalité est encore loin
de ce vœu, il incombe à la nouvelle génération d'Arabes chrétiens d'œuvrer avec
courage et abnégation pour le réaliser, sacrifiant à cette fin leur orgueil et
leurs intérêts. En vérité, il n'est rien de tel pour eux que l'arabisme et
l'honneur d'y appartenir.
L'humanisme abstrait
Quant au deuxième danger il réside dans
l'humanisme abstrait à l'européenne dont la conséquence profonde est de
considérer les peuples comme des conglomérats humains figés et monolithiques,
sans racines avec la terre et réfractaires au temps et qu'il est, partant
possible d'appliquer à l'un d'eux les réformes et les changements issus des
besoins et des prédispositions d'un autre.
Cela dit, les théoriciens des révolutions
économiques et sociales se figurent-ils qu'en accrochant des fruits de cire sur
un bois mort ils lui insuffleront la vie et en feront un arbre vivant ? Il ne
suffit pas que les théories et les réformes soient plausibles en elles-mêmes.
Elles doivent être les rameaux vivaces d'une vie plus générale qui les engendre
et les nourrit. D'aucuns pensent aujourd'hui qu'il suffit de greffer diverses
réformes sur la situation des Arabes pour ressusciter la nation. Pour notre
part, nous estimons que ce phénomène est l'une des manifestations de la
décadence, car il procède d'un renversement d'optique; c'est prendre la partie
pour le tout et l'effet pour la cause. En réalité, ces réformes qui ne sont que
des conséquences, doivent émaner d'une cause première, comme la fleur de
l'arbre. Et cette cause est avant tout psychologique: c'est la foi de la nation
en son message, la foi de ses fils en elle. Dans l'Islam, la cause première fut
la foi en un seul Dieu qui engendra toutes les réformes à l'origine de la
mutation de la société arabe. Les premiers Musulmans étaient loin de se douter
que leur adhésion à la croyance en un seul Dieu et en un jour dernier
les amènerait à approuver par la suite toute la législation élaborée par
l'Islam. Néanmoins, nous les voyons appliquer les lois islamiques spontanément,
volontairement et logiquement parce que leur approbation seconde était
virtuellement contenue dans l'adhésion première à la foi en un seul Dieu: tout
ce que ce Dieu ordonne est juste et bon.
Quoique l'on dise de l'intervention des
facteurs politiques et économiques dans la résistance de Qoreich
à l'Islam, il demeure que le facteur principal fut religieux, c'est-à-dire
intellectuel. Et ceux qui, de nos jours, adoptent cette manière déformée
d'envisager la religion, dans une perspective matérialiste, contredisent la
réalité historique et la nature humaine d'une part, et dénient aux Arabes de
l'autre, leur trait de caractère le plus précieux: l'idéalisme. Car si Qoreich s'est vue contrainte, pour des raisons matérielles,
de conclure avec le prophète la trêve d'Al-Hudaïbia,
elle s'est obstinée à lui dénier sa révélation et sa religion nouvelle.
Tout cela met en évidence les raisons qui
nous poussent à accorder une importance primordiale au sentiment national
profond et lucide en tant que cause première. Car lui seul peut garantir des
réformes sociales, dynamiques, effectives et audacieuses, conformes à l'esprit
du peuple et à ses besoins, réalisables parce que souhaitées par lui.
La nouvelle génération arabe
Messieurs, nous célébrons aujourd'hui la
mémoire du héros de l'arabisme et de l'Islam. Mais qu'est-ce que l'Islam sinon
l'enfant de la douleur, la douleur de l'arabisme! Cette douleur est revenue sur
notre terre avec une intensité et une profondeur inconnues des Arabes de la Jahiliya. Que ne fait-elle jaillir une révolution épurée et
rectifiée, pareille à celle dont l'Islam a levé l'étendard. Seule la
nouvelle génération arabe est capable de la mener et d'apprécier sa nécessité
car les souffrances du présent l'ont préparée à brandir son drapeau et l'amour
de sa terre et de son histoire lui a permis de discerner son essence et son
orientation.
Nous, la génération arabe nouvelle, nous
sommes porteurs d'un message et non d'une politique, d'une foi et d'une
doctrine et non pas de théories et de paroles. Nous ne craignons pas cette
clique anti-arabe, soutenue par les armes de l'étranger et mue par une haine
raciste envers l'arabisme, car Dieu, la nature et l'histoire sont avec nous.
Elle ne nous comprend pas car elle nous est étrangère, étrangère à la
sincérité, à la profondeur et à l'héroïsme, fausse, artificielle, servile.
Seuls les éprouvés nous comprennent ainsi
que ceux qui ont compris la vie de Mohammed de l'intérieur, en tant
qu'expérience morale et destin historique. Seuls les esprits sincères nous
comprennent, ceux qui, à chaque pas, se heurtent au mensonge et à l'hypocrisie,
à la délation et à la calomnie, et qui poursuivent néanmoins leur chemin,
redoublant d'ardeur. Seuls les affligés nous comprennent, eux qui ont forgé
dans l'amertume de leur labeur et le sang de leurs blessures l'image de la vie
arabe future que nous souhaitons heureuse et sereine, intense et ascendante,
éblouissante de limpidité. Seuls les croyants nous comprennent, eux qui ont foi
en Dieu. On ne nous verra peut-être pas prier avec les orants ou jeûner avec
les abstinents; néanmoins, nous croyons en Dieu car nous avons un besoin
pressant de lui. Notre tâche est lourde, notre chemin est difficile et notre
objectif est loin d'être atteint. Cette foi ne fut pas notre point de départ
mais notre aboutissement. Nous l'avons acquise par la souffrance et les peines.
Nous ne l'avons point héritée et elle ne nous a pas été léguée par la
tradition. Ainsi est-elle pour nous un trésor précieux car elle nous appartient
et est le fruit de nos labeurs. Je ne crois pas qu'un jeune arabe qui se rend
compte vraiment des maux qui démangent le cœur de sa nation, et qui est
conscient des dangers qui l'entourent, extérieurs mais aussi et surtout
intérieurs, qui menacent l'avenir de l'arabité, qui croit que la nation arabe
doit continuer à vivre, qu'elle est investie d'une mission qu'elle n'a pas
encore accomplie et qu'elle jouit de possibilités qu'elle n'a pas encore
intégralement exploitées; que les arabes n'ont pas encore dit leurs derniers
mots, et qu'ils n'ont pas encore exploité toutes leurs forces.. je ne crois vraiment pas qu'un jeune homme comme celui là
pourrait se permettre de ne pas avoir la foi en Dieu, c'est à dire la foi en la
vérité et la foi dans le triomphe de la vérité et la nécessité de faire tout
pour que triomphe la vérité.
* Discours prononcé dans l'amphithéâtre
de l'Université syrienne le 5 avril 1943.